CHAPITRE XXIII
THARSIS, MARS
Lorsque le système domotique eut laissé entrer Amanda, tante Kristen et oncle Martin dans l’appartement de Tharsis, ils constatèrent que toutes les pièces étaient pleines de fleurs. Partout, d’énormes bouquets de roses génémods rayées, d’humbles dahlias et de gardénias à la carnation parfaite et à l’intense fragrance, et des masses de ces fleurs nyctalopes à croissance rapide que les Martiens appellent « fleurs de rocher ». Toutes les fleurs de Tharsis, pensa Amanda, stupéfaite. Toutes rassemblées en un seul lieu.
« Ah-man-dah ! Tu être rentrée maintenant ! s’exclama Konstantin en s’élançant vers elle.
— Oh mon Dieu, murmura tout bas tante Kristen.
— Bonjour, professeur Blumberg, madame Blumberg, rajouta poliment Konstantin. « Je acheté fleurs pour Ah-man-dah. Parce qu’elle rentrer à la maison.
— Elles sont magnifiques, souffla Amanda. Quand les filles de l’école vont l’apprendre !
— Tu être encore plus belle », dit Konstantin en contemplant avec admiration ses jolis vêtements et ses nouveaux cheveux blonds. « Très belle ! Splendide !
— On se croirait aux pompes funèbres », dit tante Kristen. Oncle Martin lui décocha un regard d’avertissement.
« Et ton père ? Tu as trouvé lui ? Il vient aussi ?
— Nous ne savons pas encore où il est », répondit Amanda. La récente conversation avec tante Kristen revint la frapper de plein fouet. Sa tante lui avait dit que l’amiral Pierce n’était pas l’homme sympathique qu’il semblait être, qu’il pouvait ne pas lui rendre son père. Que Papa était peut-être mort, tué comme les gens qui s’étaient opposés à Pierce et avaient disparu, par exemple le professeur Ewing, l’ami de son père. Que le père de Konstantin était un chaud partisan de l’amiral Pierce, et qu’Amanda devait par conséquent veiller très soigneusement à ne jamais critiquer l’amiral en présence de Konstantin ou de Demetria.
« L’amiral Pierce va retrouver ton père, dit Konstantin d’un ton confiant. Va te ramener lui.
— Tu le penses vraiment ? voulut savoir Amanda.
— Oh oui », affirma-t-il.
Peut-être avait-il raison ! Après tout, tante Kristen avait déclaré que le père du jeune homme était un grand copain de l’amiral Pierce, alors qu’elle-même n’avait jamais rencontré l’amiral, pas même lors de son récent voyage avec Amanda à Lowell City. Konstantin connaissait forcément mieux Pierce que sa tante, n’est-ce pas ? C’était une pensée réconfortante. Pleine de gratitude, Amanda sourit au jeune homme.
« Ça sent bon, dit l’oncle Martin, changeant délibérément de sujet.
— Demetria pour cuisiner. Venez !
— Merci de m’inviter chez moi », grommela tante Kristen.
La petite table de la salle à manger croulait sous la nourriture grecque, ou aussi grecque que possible avec les ingrédients disponibles sur Mars. Amanda sentit l’eau lui venir à la bouche. Même tante Kristen eut l’air plus détendu. Tout le monde mangea ; Demetria, muette, rayonnait devant le succès obtenu.
« Raconte-moi quoi se passe à Lowell City, Ah-man-dah. »
Elle avala une bouchée poisseuse de baklava martien et dit prudemment : « Ils m’ont posé des questions. Je leur ai raconté tout ce que je savais, et l’amiral Pierce m’a dit qu’il allait essayer de trouver Papa.
— Splendide. Mon père le faire aussi. »
Tante Kristen arrêta de mâcher : « Quoi ?
— Je appelé mon père, en Grèce. Il connaître beaucoup gens très importants. Je demandé lui aider à trouver professeur Capelo parce que je être dans la maison de sa fille, la belle Ah-man-dah. Je dis Ah-man-dah est à Lowell City, chez amiral Pierce, pour questions. Mon père très intéressé. Il dit oui, il aider. »
Tante Kristen ferma les yeux.
Oncle Martin intervint, avec une retenue perceptible : « Merci, Konstantin. Je sais… Je sais que tes intentions sont bonnes. Nous espérons tous que le professeur Capelo reviendra bientôt.
— Très grand physicien, dit Konstantin avec sérieux. Beaucoup de respect pour les physiciens. Le professeur Stajevic appelé de la Terre pour vous, madame Blumberg.
— Et avez-vous regardé ce message, Konstantin ? » demanda tante Kristen d’un ton égal.
Amanda retint son souffle. Son oncle et sa tante étaient très à cheval sur la vie privée.
— Oh non. Le système domotique dire que message arrivait. Pour vous, pas moi. »
Amanda respira de nouveau. « Excusez-moi », dit tante Kristen en quittant la pièce ; elle referma derrière elle la porte de la chambre à coucher.
« Konstantin, Demetria et toi devez manquer à vos parents ? Ne veulent-ils pas que vous retourniez sur Terre ? demanda oncle Martin.
— Oh, non. Nous allons à Terre pour l’école. Pas l’été. Maintenant, visiter Mars. Très intéressant, splendide. Je m’occuper Demetria. »
Cette dernière, en entendant son nom, regarda son frère d’un air boudeur. Était-ce à cause de Nikos, se demanda Amanda ? Cette famille n’agissait comme aucune de celles qu’elle connaissait.
Tante Kristen revint : « Le professeur Stajevic voulait savoir si nous avons en notre possession des papiers personnels de Tom concernant le travail qu’il menait. Apparemment, Stajevic fait des recherches dans le même domaine, et jusqu’à la disparition de Tom, ils échangeaient des idées. Stajevic a ce qu’il appelle “un nouvel angle d’attaque”, et si nous avons le moindre papier de Tom, il va le poster sur le Net pour que lui ou quiconque travaillant sur le même problème puisse y avoir accès. »
— Mais si Tom revient, il pourra les poster lui-même, dit oncle Martin en jetant un rapide coup d’œil à Amanda.
— C’est ce que je lui ai répondu », répliqua tante Kristen en attaquant son gyro avec une vigueur inutile.
Il y eut un long silence, si long qu’il en devint pénible. Au bout d’un moment, pour le briser, Amanda posa une question : « Sur… Sur quoi Papa travaillait-il ?
— Le macro-enchevêtrement. Pour l’intégrer dans la théorie de la probabilité. Ses équations initiales sont prometteuses », répondit Konstantin. Sa connaissance de l’anglais s’améliorait dès qu’il parlait de physique.
Amanda supposa qu’il mémorisait des passages entiers d’articles scientifiques.
Tante Kristen prit un air étonné : « Comment le savez-vous ?
— Je lis articles de physique sur le Net. Toujours. Le professeur Capelo poste toujours. Des bouts de théorie, aussi, pas terminées. Le professeur Capelo demander à les autres physiciens de l’aider. Pour trouver réponses de physique. Grand, grand homme. »
— Kris, si c’est ça… Peut-être devrions-nous demander à la police de Boston de nous rendre tous les papiers confisqués chez Tom, et laisser ce monsieur Stajevic les poster.
— Je vais y réfléchir », dit tante Kristen.
Quand ils eurent terminé le repas, ils se rendirent tous au salon, et oncle Martin alluma le poste sur une chaîne d’information. Konstantin s’assit à un bout du canapé, et tante Kristen à l’autre. Demetria et oncle Martin prirent des fauteuils. Le milieu du canapé était le seul endroit encore libre, et Amanda s’installa gauchement à côté du garçon. D’aussi près, son odeur lui parvint, et quelque chose se serra dans sa poitrine. Elle se sentit rougir. Heureusement, il ne la regardait pas…
«… Départ surprise de Lowell City à destination du tunnel spatial numéro un à bord du Vladivistok, vaisseau amiral de la Marine. La porte-parole de l’amiral Pierce a déclaré à la presse qu’une « urgence militaire » non spécifiée requérait la présence de l’amiral au tunnel Elle a par la suite annoncé que le Vladivistok voyageait aussi vite que possible pour réduire au minimum le temps d’absence de l’amiral Pierce sur Mars. Les spéculations vont bon train quant à la nature de cette urgence militaire, mais aucune information supplémentaire ne nous est pour l’instant parvenue du Sommet. À l'heure où nous parlons, nous ignorons si l’amiral Pierce a vraiment l'intention de quitter le système solaire par le tunnel spatial un.
« L’amiral Pierce a désigné le général Yang Lee comme commandant suppléant du CDAS pendant son absence. Cependant, l’amiral a assuré à l’Alliance Solaire qu’il resterait en contact radio constant avec le commandant suppléant Pendant ce temps-là, dans la Ceinture…»
« Mon père est à tunnel spatial un », dit négligemment Konstantin.
Tante Kristen le regarda : « Ne nous avez-vous pas dit que votre père était en Grèce ?
— Oh oui. En Grèce. Et à tunnel un. Et à la Ceinture. Et à Mars. Mon père avoir beaucoup vaisseaux, beaucoup appareils. Mon père être toujours dans beaucoup endroits.
— Je vois », dit tante Kristen. Elle pensait que Konstantin se vantait, comprit Amanda. Mais ce n’était pas vrai, il ne faisait qu’énoncer des faits ! Comme disait son père, il fallait prendre tous les faits en considération ; c’est ce à quoi s’appliquait Konstantin, et il n’y avait rien de mal à cela.
« Demain est dimanche, fit-il remarquer.
— Et alors ? s’enquit Amanda, car tout le monde se taisait.
— Toi venir église avec moi, Ah-man-dah ? Pour écouter la messe. Il doit avoir église par Tharsis. »
Il voulait dire une église catholique, réalisa-t-elle. Konstantin pensait qu’elle était croyante. Normal, la première fois qu’il l’avait vue, devant le spatioport, elle tenait le calice en or de frère Meissel, calice qui trônait à présent dans la pièce principale.
Une vague d’émotion inattendue la submergea. Frère Meissel, l’abbaye d’Ares. Les voix profondes psalmodiant le plain-chant : laudes, primes, tierces, sextes, vêpres, matines. « “Une fois que vous appartiendrez à Dieu dans la mesure où il le souhaite, Dieu en personne vous donnera à d’autres” C’est de Saint Basil, Amanda, souviens-t’en…»
« Ah-man-dah ? »
Son père disait toujours que la religion était un ramassis de superstitions idiotes pour les gens qui refusaient de penser. Mais Frère Meissel pensait, et il n’était pas idiot, même si rien de ce qu’il disait n’avait vraiment de sens. Elle s’y perdait. Pourquoi fallait-il que tout soit si embrouillé ?
« Ah-man-dah ?
— D’accord, Konstantin. Demain, j’irai à la messe avec toi. Oncle Martin, y a-t-il une église catholique à Tharsis ?
— Je l’ignore. » Oncle Martin la regardait avec étonnement, tante Kristen avec appréhension. Et bien, soit ! Était-ce un si grand crime d’aller à l’église avec un garçon qu’on aimait bien ? L’invité de votre maison ?
« Splendide », dit Konstantin. L’oncle et la tante d’Amanda dévisageaient toujours la fillette ; elle se sentait très mal à l’aise, mais soudain Demetria bondit sur ses pieds : « Café ! » dit-elle d’une voix forte. Amanda lui fut reconnaissante sans même savoir pourquoi.
En revenant vers la salle à manger, une autre pensée la frappa. Konstantin dormait dans la chambre d’amis, d’après le coup d’œil furtif qu’elle avait lancé dans la pièce. Le petit sac de Demetria était rangé à côté du canapé, donc elle y passait probablement la nuit. Où allait dormir Amanda ? À sa grande consternation, elle sentit son cou et son visage rougir violemment. Tout le monde allait le remarquer !
Mais en fait, personne ne s’en aperçut. Konstantin parlait en grec à Demetria, et Amanda entendit tante Kristen, derrière elle, demander très bas à oncle Martin : « À ton avis, pourquoi Pierce se rend-il si vite au tunnel ?
— Je ne sais pas », répondit ce dernier, et Amanda respira mieux. Ils n’avaient pas remarqué qu’elle rougissait, en fin de compte. Tout allait bien.
Tout irait pour le mieux.